Chapitre 20
À dix heures et demie, j’étais de retour dans le quartier vampirique. Polo bleu marine, jean et coupe-vent rouge dissimulant mon Browning. Je transpirais sous les aisselles, mais tant pis. Tout plutôt que de me balader sans arme.
L’agression de cet après-midi s’était bien terminée, mais j’avais eu de la chance. Malgré la glace que j’avais appliquée dessus en rentrant, le côté droit de mon visage était rouge et enflé. Pas encore d’ecchymose, mais ça viendrait.
Le Cadavre rieur était l’un des clubs les plus récents du quartier. Je reconnais que les vampires sont sexy. Mais drôles, je ne trouve pas. Apparemment, je fais partie d’une minorité. La file d’attente s’étendait jusqu’au bout du pâté de maisons.
Je n’avais pas pensé avoir besoin d’une invitation ou d’une réservation pour entrer. Mais bon, je connaissais le patron.
Je remontai la file jusqu’à la guérite. La plupart des gens qui attendaient étaient jeunes et bien habillés. Ils bavardaient, très excités. Beaucoup se tenaient par la main ou par le bras. Si le concept de sortie en amoureux ne m’était pas étranger, je n’avais pas eu l’occasion de le pratiquer depuis un moment, voilà tout. Ça doit être à cause de mes fréquentations, qui découragent les soupirants potentiels.
Je passai devant un groupe de quatre amis.
— Hé ! cria un homme.
— Désolée.
La femme du guichet fronça les sourcils.
— Vous ne pouvez pas passer devant tout le monde, dit-elle.
— Je ne veux pas de ticket. Le spectacle ne m’intéresse pas. Je suis censée retrouver Jean-Claude ici.
— Comment être sûre que vous n’êtes pas une journaliste ?
— Appelez Jean-Claude et dites-lui qu’Anita est là, d’accord ?
Elle ne réagit pas.
— Si je suis une journaliste, il se chargera de m’éconduire. Dans le cas contraire, il sera content que vous l’ayez appelé. Vous n’avez rien à perdre.
— Je ne sais pas.
Je réprimai un cri de frustration qui n’aurait sans doute servi à rien.
— S’il vous plaît.
La femme pivota sur son tabouret et ouvrit la porte, au fond de sa guérite. Je n’entendis pas ce qu’elle raconta, mais elle se tourna de nouveau vers moi.
— Le gérant dit que vous pouvez y aller.
— Merci beaucoup.
Je montai les marches. Tous les candidats spectateurs me foudroyèrent du regard. Mais des types bien plus impressionnants m’ont déjà fait le coup. Je suis blindée.
À l’intérieur, il faisait très sombre, comme dans la plupart des clubs. Le videur me demanda mon ticket. Il portait un tee-shirt sur lequel figurait une caricature de vampire à la bouche grande ouverte.
— Le gérant a dit que je pouvais entrer pour voir Jean-Claude.
— Willie, appela-t-il.
Je tournai la tête et aperçus Willie McCoy, surprise d’être aussi contente de le voir. En général, les morts ne me font pas cet effet.
Willie est petit et mince, avec des cheveux noirs gominés. Malgré la pénombre, je vis qu’il portait un costume couleur de tomate trop mûre, une chemise blanche boutonnée jusqu’au col et une cravate vert vif avec une danseuse tahitienne à moitié nue qui brillait dans le noir. La tenue la plus sobre que je lui aie jamais vue.
Il ricana, découvrant ses crocs. Il était mort depuis moins d’un an.
— Anita. Content de te revoir.
— Moi aussi, Willie. Depuis combien de temps es-tu le gérant de ce club ?
— À peu près deux semaines.
— Félicitations.
Il fit un pas vers moi, et je reculai instinctivement. Rien de personnel mais, même sympathique, un vampire reste un vampire. S’il n’était sans doute pas encore capable de m’hypnotiser, les vieilles habitudes ont la peau dure.
Willie se rembrunit, mais ne tenta plus de s’approcher. Il était plus vif d’esprit mort que vivant.
— Comme je t’ai aidée la dernière fois, le patron m’a à la bonne, dit-il en baissant la voix.
— Je suis contente de savoir que tu t’entends bien avec Jean-Claude.
— C’est le meilleur boulot que j’aie jamais eu. Et le patron n’est pas trop… (Il agita les mains.) Tu vois ce que je veux dire.
Je hochai la tête. J’avais beau me plaindre de Jean-Claude, comparé à la plupart des maîtres vampires, c’était un chaton. Un gros chaton dangereux et Carnivore, mais quand même.
— Il est occupé. Il m’a dit de te donner une table près de la scène au cas où tu arriverais en avance.
— Pour combien de temps en a-t-il ? Willie haussa les épaules.
— Je ne sais pas.
— D’accord, je vais attendre un peu.
— Tu veux que je lui dise de se dépêcher ?
— Tu en serais capable ?
Il fit la grimace comme s’il venait d’avaler une mouche.
— Certainement pas.
— Ne t’inquiète pas. Si j’en ai marre d’attendre je le lui ferai savoir moi-même.
— Toi alors…
Il me guida entre les petites tables rondes où avait déjà pris place une foule de clients qui riaient, buvaient, bavardaient ou s’embrassaient. La sensation d’être enveloppée par une vie pleine de bruit et de sueur me submergeait presque.
Willie le sentait-il aussi ? La promiscuité de tous ces humains lui nouait-elle l’estomac ? Rêvait-il de sauter sur tous ces crétins pour leur pomper le sang ? Je faillis lui poser la question, mais je l’aimais bien. Si la réponse était oui, je ne voulais pas le savoir.
Il restait une table libre au second rang. Un petit carton indiquait qu’elle était réservée. Willie voulut tirer ma chaise, mais je l’en empêchai. Je me sens toujours godiche quand je dois attendre qu’un type pousse mon siège sous moi. En général, il réussit seulement à me cogner le creux des genoux avec. Et puis, bonjour la femme libérée !
— Tu veux boire quelque chose en attendant ?
— Je peux avoir un Coca ?
— Rien de plus costaud ?
— Non, merci.
Willie slaloma entre les tables.
Sur la scène se tenait un homme mince aux courts cheveux noirs. Presque cadavérique, mais définitivement humain. Près de lui, un zombie aux yeux pâles encore limpides observait la foule sans ciller. Personne n’écoutait les blagues du comique. Tout le monde fixait le mort, juste assez décomposé pour avoir l’air effrayant, mais pas assez pour émettre une odeur antisociale.
— Ernie est le meilleur colocataire que j’aie eu, affirmait le comique. Il ne mange pas grand-chose, il ne me prend pas la tête avec ses histoires de boulot et il ne ramène pas de jolies filles à la maison pour me narguer.
Rires nerveux dans le public. Le zombie tourna lentement la tête vers le comique, qui lui coula un regard en biais sans se départir de son sourire. Ernie n’avait pas l’air d’apprécier qu’on se paie sa tête, et je ne pouvais pas l’en blâmer. D’ailleurs, le numéro n’était pas drôle. Seulement original et hypermalsain.
Willie revint avec mon Coca. Je me faisais servir par le gérant et j’avais une table réservée dans un club branché. Pas mal du tout, ma petite Anita.
Il posa mon verre sur un de ces napperons en papier qui ne servent à rien.
— Bonne soirée.
Alors qu’il tournait les talons, je lui touchai le bras et le regrettai aussitôt. Oh, il était solide et bien réel ; rien à voir avec les spectres du cimetière. Mais c’était comme de tâter du bois mort. Pas la moindre sensation de vie ou de mouvement.
Je laissai retomber ma main et levai les yeux vers lui. Grâce aux marques de Jean-Claude, je n’avais pas à craindre son regard. Je crus lire quelque chose comme du chagrin dans ses prunelles noisette. Je déglutis et me concentrai sur mon verre en priant très fort pour qu’il s’en aille.
Ce qu’il fit. Sans un mot.
Willie McCoy est le seul vampire que j’aie connu avant sa mort. Je me souviens de lui quand il était vivant. Une petite frappe qui faisait le garçon de course pour de plus gros poissons que lui. Il avait peut-être cru qu’il deviendrait l’un d’eux après sa transformation en vampire. Mais il s’était trompé. À présent, il était un petit poisson mort-vivant. Jean-Claude ou quelqu’un d’autre régenterait sa « vie » pour l’éternité. Pauvre Willie.
Je frottai la main qui l’avait touché. J’aurais voulu oublier le contact de son corps mort sous le costume rouge tomate. Celui de Jean-Claude, lui, aurait pu passer pour humain. Au fil des années et des siècles, Willie apprendrait peut-être le truc. Que Dieu lui vienne en aide.
— Un zombie, c’est beaucoup mieux qu’un chien. Ça va chercher vos pantoufles, et vous n’avez pas besoin de le sortir. Si je le lui demande, Ernie peut même se rouler à mes pieds et faire le beau.
Le public eut un rire plus indigné que sincère. Une réaction qui signifiait : « Je n’arrive pas à croire qu’il ait dit ça. »
Le zombie avançait vers le comique avec des mouvements saccadés, comme au ralenti. Ses mains décrépites se tendirent, et mon estomac se noua quand la nuit précédente me revint en mémoire. Les zombies attaquent toujours ainsi. Comme dans les films.
Le comique ne s’aperçut pas de ce qui se passait. Les zombies qui ne reçoivent pas d’ordres particuliers au moment de leur réanimation se comportent comme ils le sentent, car ils conservent leur personnalité initiale jusqu’au pourrissement complet de leur cerveau. La plupart ne tuent pas sans ordres mais, de temps en temps, on tire le gros lot et on en relève un qui a des tendances homicides.
Le comique venait de tirer le gros lot.
Le zombie s’approcha de lui tel le monstre de Frankenstein, et il s’avisa enfin que quelque chose clochait. Il s’interrompit au milieu d’une mauvaise blague, les yeux écarquillés.
— Ernie, commença-t-il.
Il ne put continuer, car les mains décomposées se refermèrent autour de sa gorge.
L’espace d’une agréable seconde, je faillis laisser faire le zombie. J’ai toujours été contre l’exploitation des morts. Mais la stupidité n’est pas passible de la peine capitale. Sinon, le pays serait quasiment désert.
Je me levai en regardant autour de moi pour voir s’il y avait quelque chose de prévu en cas d’incident.
Willie bondit sur la scène, ceintura Ernie et tira. Les pieds du zombie décollèrent du sol, mais ses mains continuèrent à serrer la gorge du comique.
Il tomba à genoux en gargouillant. Son visage passa de l’écarlate au pourpre. Le public riait et applaudissait, convaincu que ça faisait partie du numéro.
Je m’avançai vers la scène.
— Tu as besoin d’un coup de main ? demandai-je à Willie.
Avec sa force extraordinaire, il aurait pu arracher un à un les doigts du zombie et sauver le comique. Mais toute la force du monde ne sert à rien quand on n’a pas deux sous de jugeote pour l’utiliser. Willie ne réfléchit jamais.
Le comique était nul. Mais je ne pouvais pas rester les bras ballants et le regarder mourir.
— Stop, ordonnai-je tout bas, pour les seules oreilles du zombie.
Il cessa de serrer, mais ne lâcha pas prise. Le comique s’était évanoui entre ses mains.
— Lâche-le.
Le zombie obéit et le comique s’écroula sur la scène. Willie rajusta sa veste de costume rouge tomate. Il n’avait pas une mèche de cheveux déplacée : trop de Gomina pour qu’une empoignade avec un banal zombie puisse le décoiffer.
— Merci, me chuchota-t-il.
Puis il se redressa de son mètre soixante et clama :
— Mesdames et messieurs, le Fantastique Frédéric et son zombie apprivoisé !
Les applaudissements réveillèrent le Fantastique Frédéric, qui se releva péniblement et croassa dans le micro :
— Ernie veut rentrer à la maison. Vous êtes un public fabuleux. Merci.
La foule se déchaîna.
Le comique quitta la scène. Ernie resta planté devant moi, attendant mes ordres. Je ne comprends pas pourquoi les gens n’arrivent pas à se faire obéir des zombies. Je n’ai pas l’impression de faire quoi que ce soit de magique. Ma peau ne me picote pas, je ne sens pas de montée de pouvoir. Je parle, et ils m’écoutent. Moi et E.F. Hutton.
— Suis Albert et obéis-lui jusqu’à ce que je t’ordonne le contraire.
Le zombie se détourna et s’en fut en traînant les pieds. Il ne tuerait pas son maître, mais je me garderais bien de le dire à « Fantastique Frédéric ». Qu’il croie sa vie en danger, et il me demanderait d’accorder le dernier repos à Ernie. C’était ce que je voulais, et aussi ce que désirait Ernie. Être le dindon de la farce n’avait pas l’air de lui plaire, et il le manifestait d’une façon assez expressive.
Willie me ramena à ma table et s’assit en face de moi pendant que je sirotais mon Coca. Il semblait ébranlé. Ses petites mains tremblaient. Vampire ou pas, il était toujours le même Willie McCoy. Je me demandais combien il faudrait de temps pour que les ultimes vestiges de sa personnalité disparaissent. Dix ans, vingt ans, un siècle ? Quel délai avant que le monstre prenne le pas sur l’homme ?
Ce n’était pas mon problème. Je ne serais plus là pour le voir. Et je m’en réjouissais presque.
— Je n’ai jamais aimé les zombies, avoua-t-il.
— Tu as peur d’eux ?
Il cligna des yeux.
— Non.
— Si, tu as peur des zombies.
— Ne dis rien, s’il te plaît, me supplia-t-il, une lueur paniquée dans le regard.
— À qui voudrais-tu que je dise quelque chose ?
— Tu le sais bien.
Je secouai la tête.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Il se pencha vers moi.
— Du MAÎTRE.
J’entendis des majuscules dans sa voix.
— J’ai une tête de cafteuse ? demandai-je.
Un nouveau comique monta sur scène. Malgré le fracas des applaudissements qui le saluèrent, Willie baissa la voix.
— Tu es sa servante humaine, que tu le veuilles ou non. À travers toi, c’est à lui que nous parlons.
Son haleine sentait les pastilles de menthe. Comme celle de tous les vampires que je connais. Je ne sais pas comment ils se débrouillaient avant l’invention des bonbons. Ils devaient puer de la gueule.
— Tu sais bien que je ne suis pas sa servante humaine.
— Mais il voudrait que tu le sois.
— Dommage pour lui. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Et encore moins après sa mort.
— Tu ne le connais pas.
— Je crois que si.
Willie me toucha le bras. Cette fois, je ne sursautai pas.
— Il a changé depuis la disparition de l’ancien maître. Il est beaucoup plus puissant que tu le penses. C’était bien ce que je craignais.
— Pourquoi ne dois-je pas lui dire que tu as peur des zombies ?
— Il s’en servirait pour me punir.
— Tu veux dire qu’il torture les gens pour mieux les contrôler ?
Willie hocha la tête.
— Putain de merde…
— Tu ne lui diras pas, hein ?
— Promis !
Il eut l’air tellement soulagé que je lui tapotai la main. Cette fois, je ne trouvai pas qu’elle ressemblait à du bois mort. Pourquoi ? Je l’ignorais et, si je lui posais la question, il ne saurait sans doute pas me répondre.
— Merci.
— Je croyais que Jean-Claude était le maître le moins sévère que tu aies jamais eu.
— C’est vrai.
Ça, c’était une idée effrayante. Si la torture mentale à base des pires angoisses d’un être n’est pas le traitement le plus dur qu’on puisse lui infliger, qu’avait donc inventé Nikolaos[2] en son temps ? Je préfère ne pas l’imaginer. Mais je sais que c’était une psychopathe. Quand Jean-Claude se montre cruel, il a toujours une raison. Je suppose qu’il faut considérer ça comme un mieux.
— Il faut que j’y aille. Merci pour le coup demain.
— Je t’ai trouvé très courageux.
— Je n’avais pas vraiment le choix…
Les vampires se comportent un peu comme des loups. Au sein de la meute, les plus faibles sont dominés ou détruits. Le bannissement n’est pas une option. Willie était en train de gravir les échelons, et tout signe de faiblesse aurait stoppé son ascension.
Je me demande souvent ce que craignent les vampires. Maintenant, je connais la réponse pour l’un d’entre eux. Et j’aurais trouvé ça risible si je n’avais pas lu une telle peur dans ses yeux.
Le comique qui avait succédé au Fantastique Frédéric était un vampire fraîchement transformé. La peau crayeuse, les yeux évoquant deux trous brûlés dans une feuille de papier, des gencives exsangues et des canines qui auraient fait mourir de jalousie un berger allemand. Je n’en avais jamais vu d’aussi monstrueuses. En principe, ils font un effort pour paraître humains. Celui-là s’en fichait.
Le public riait à gorge déployée. Pourtant, le numéro était encore pire que celui du Fantastique Frédéric. À la table voisine de la mienne, une femme s’esclaffait si fort que des larmes coulaient sur ses joues.
— Je suis allé à New York. Une ville géniale. J’en suis complètement mordu.
Les gens se tenaient les côtes. Je ne comprenais pas. Ce n’était pas drôle du tout. Mais ils reluquaient le comique avec une admiration éperdue.
Alors, je compris. Il utilisait ses pouvoirs de suggestion. Pas pour les séduire ou les terrifier, juste pour les forcer à rire. Ce n’était pas bien grave. Il ne risquait pas de leur faire du mal, et cette hypnose de masse était temporaire. Mais tout de même, ça me gênait.
La plupart des gens ignorent que la manipulation mentale à grande échelle est une des capacités les plus terrifiantes des vampires. Moi, je le sais, et ça ne me plaît pas du tout. Étant réanimatrice, je serais partiellement immunisée contre leurs pouvoirs même sans les marques de Jean-Claude. C’est pour ça que je suis devenue tueuse de vampires : j’ai un avantage sur le commun des mortels.
J’avais appelé Charles avant de venir, mais je ne le voyais nulle part. Pourtant, il est aussi facile à repérer au sein d’une foule que Godzilla dans les rues de Tokyo. Où se cachait-il ? Et quand Jean-Claude se déciderait-il à me recevoir ? Il était 23 heures passées. C’était bien de lui, me forcer à venir et me faire poireauter. Quel fils de pute !
Charles sortit par la double porte battante des cuisines et traversa la salle à grandes enjambées en engueulant un petit Asiatique qui avait toutes les peines du monde à le suivre.
J’agitai la main, et Charles approcha de moi.
— Ma cuisine, très propre, dit vigoureusement l’Asiatique.
Charles marmonna quelque chose que je n’entendis pas. Le public était trop fasciné par le comique pour lui prêter attention. Ces idiots n’auraient sans doute pas réagi si une fusillade avait éclaté sous leur nez. Jusqu’à la fin du numéro, ils resteraient hypnotisés.
— Vous vous prendre pour maudits services de l’hygiène ? s’indigna l’Asiatique.
Il portait une toque de cuisinier, et ses yeux noirs bridés brillaient de colère.
Charles mesure un mètre quatre-vingts, mais il a l’air beaucoup plus grand. Son corps semble coulé d’un seul bloc, de ses larges épaules jusqu’à ses immenses pieds. On dirait qu’il n’a pas de taille, comme une montagne ambulante. Ses yeux ont la même teinte chocolat que sa peau, et ses mains sont assez larges pour me couvrir le visage.
À côté de lui, le cuisinier ressemblait à un roquet en colère. Il lui prit le bras, et je ne saurai jamais ce qu’il comptait en faire, parce que Charles s’immobilisa et baissa les yeux vers sa main.
— Ne me touchez pas, dit-il en détachant bien les syllabes.
Le chef le lâcha comme s’il venait de se brûler et fit un pas en arrière. Charles n’avait pas forcé. Quand il sort le grand jeu, son regard suffit à faire fuir des criminels endurcis.
— Ma cuisine, très propre, insista l’Asiatique d’une voix légèrement tremblante.
Charles secoua la tête.
— Vous savez qu’il est interdit aux cadavres de s’approcher de la nourriture.
— Mon assistant être vampire. Mort, lui aussi. Charles leva les yeux au ciel. Je compatis. J’avais déjà eu la même discussion avec d’autres cuisiniers.
— Légalement, les vampires ne sont plus considérés comme des morts, monsieur Kim. Mais les zombies, oui.
— Je ne pas comprendre.
— Les zombies pourrissent et sont porteurs de maladies contagieuses.
— Je…
— Écoutez, ou vous les maintenez à l’écart de votre cuisine, ou je serai obligé de réclamer une fermeture administrative. C’est clair ?
— Et vous devrez expliquer à votre patron pourquoi son établissement ne gagnait pas d’argent, ajoutai-je en souriant. Le chef pâlit.
— Je… comprendre. M’en occuper.
— Parfait, approuva Charles.
L’Asiatique me jeta un regard effrayé, puis rebroussa chemin vers sa cuisine. Amusant, comme Jean-Claude terrorise les gens depuis peu. C’était un vampire très civilisé avant de devenir le buveur de sang en chef de Saint Louis. Comme quoi, le pouvoir corrompt.
Charles s’assit en face de moi, l’air trop massif pour tenir dans la chaise.
— J’ai eu ton message. Que se passe-t-il ?
— J’ai besoin d’une escorte pour aller à la Côtelette.
Il est difficile de savoir quand un Noir rougit, mais Charles s’agita, mal à l’aise.
— Pourquoi veux-tu aller là-bas ?
— J’ai besoin de parler à quelqu’un qui y travaille.
— Qui ?
— Une prostituée.
— Caroline ne va pas aimer ça.
— Tu n’es pas obligé de le lui dire.
— Tu sais qu’on ne se cache rien.
Je luttai pour ne pas laisser voir ce que j’en pensais. Si Charles devait rendre compte à sa femme de tout, c’était son problème. Il avait choisi de laisser Caroline le contrôler.
Mais ça me faisait grincer des dents.
— Dis-lui qu’une affaire t’est tombée dessus au dernier moment. Elle ne réclamera pas de détails.
Caroline trouve notre boulot répugnant. Pour elle, décapiter des poulets et relever des zombies n’est pas une activité convenable.
— Pourquoi as-tu besoin de parler à cette prostituée ? Je préférai ignorer la question. Moins Charles en saurait au sujet d’Harold Gaynor, mieux il se porterait.
— Il me faut un garde du corps. Quelqu’un de menaçant. Je ne veux pas être obligée de flinguer un pauvre débile parce qu’il m’aura fait des avances. Compris ?
— Compris… Je suis flatté que tu aies pensé à moi.
Je lui souris. En vérité, Manny est bien plus dangereux que lui. Le problème, comme moi, c’est qu’il n’en a pas l’air.
Alors que Charles… Ce qu’il me fallait vraiment, c’était un pouvoir de dissuasion.
Je consultai ma montre. Il était presque minuit. Jean-Claude me faisait poireauter depuis plus d’une heure.
Je cherchai Willie du regard, et il s’approcha avec empressement, saluant d’un signe de tête Charles, qui lui rendit son salut sans broncher.
— Jean-Claude est-il prêt à me recevoir ?
— Oui. Je venais t’avertir. Je ne savais pas que tu attendais un invité.
— Charles est un collègue.
— Un autre réanimateur ?
— Oui.
Je regardai mon collègue.
— Je fais aussi vite que possible.
— Il vaudrait mieux, parce que j’ai promis à Caroline de ne pas rentrer trop tard.
Ça doit être pour ça que je ne suis pas encore mariée. Les concessions ne sont pas ma tasse de thé.